DeletedUser13249
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Chapitre 1 : La Renaissance d’Esgaroth
Chapitre 2 : L'Ascension de Fêrka
Chapitre 3 : Le Passé de Fêrka
Chapitre 4 : L'Appel des Dragons
Chapitre 5 : Ryûjka, le Dragon Économe
Chapitre 6 : Le Réveil des Dragons
Chapitre 7 : Le Conseil des Dragons
Chapitre 8 : Les Voyages du Dragon Mondes - Fel Dranghyr (1/2)
Chapitre 9 : Les Voyages du Dragon Mondes - Fel Dranghyr (2/2)
Chapitre 10 : Avant la Bataille
Chapitre 11 : La Bataille d'Esgaroth
Chapitre 12 : Fêrka Rakom
Chapitre 13 : Les Voyages du Dragon Mondes - East-Nagach (1/2)
Chapitre 14 : Les Voyages du Dragon Mondes - East-Nagach (2/2)
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Une jeune grive voleta au-dessus du Long Lac, laissant un fin sillon sur l’eau calme, frôla quelques brins d’herbes puis redressa son vol pour se poser sur une épaule. Elle laissa échapper un gazouillis aigu et mélodieux.
- Tu as raison, fit une voix calme. Nous y sommes… enfin.
Face à l’oiseau et l’homme se tenait Esgaroth, l’ancienne ville réduite en cendre par un dragon il y a des siècles et reconstruite par les survivants. Il n’en restait que quelques huttes éparses, quelques champs à cultiver et un cercle de pierre, au centre, pour se rappeler d’une tragédie passée : la dévastation de Smaug. Bien loin était le temps glorieux de la reconstruction. Esgaroth était devenu un hameau misérable, sans ambition, sans avenir.
L’homme, la grive perchée sur son épaule, traversa la « ville » d’un pas décidé, presque possédé. Il ne remarqua pas les habitants autour de lui qui le fixaient, murmuraient sur son passage. Ils n’avaient pas l’habitude des visiteurs et celui-ci était impressionnant. Il ne disait mot, ne leur jetait pas un regard mais inspirait le respect. Ce n’était pas sa carrure, celle d’un guerrier certes, mais moins imposante que bon nombre de mercenaires itinérants. Sa détermination peut-être.
Il s’arrêta au centre du hameau, face au cercle de pierre, posa un genou à terre, une main sur la première pierre où était incrustée une écaille du dragon catastrophe, puis baissa la tête et ferma les yeux pendant quelques instants. Après s’être relevé, il regarda droit dans les yeux chaque villageois autour de lui. Un par un, comme s’il voulait jauger leur valeur. Les murmures cessèrent, le silence fut long. Tous étaient comme hypnotisés par sa présence. La majorité était constituée de paysans mais il y avait aussi quelques soldats, chargés de la défense du hameau. L’un d’eux était marqué par les batailles, une balafre sur la joue, le regard dur.
- Qui est votre chef ? lança l’homme après avoir examiné son auditoire.
- Nous n’avons pas de chef, répondit le soldat à la cicatrice. Nous sommes peu et vivons de nos récoltes.
- Est-ce là toute votre ambition ? Vivre de vos récoltes ?
- Les guerres ont décimé les nôtres. Quand un groupe d’habitants commence à devenir important, il fait peur et est aussitôt attaqué par les villages voisins. Vivre simplement est devenu notre vie, nous nous en accommodons.
L’homme à la grive observa une nouvelle fois l’ensemble des villageois, comme pour vérifier qu’ils étaient d’accord avec ce qui avait été dit. Il fixa ensuite intensément celui qui semblait être le porte-parole naturel du groupe, et lui demanda :
- Quel est ton nom ?
- Je m’appelle Barn, descendant de Barde, celui qui sauva Esgaroth il y a plusieurs siècles.
- Barn… répéta l’homme, un léger sourire sur le visage. Tu seras le nouveau Maître d’Esgaroth.
- Mais vous, qui êtes-vous, mystérieux étranger ? Rétorqua Barn, s’empressant d’oublier ce qu’il venait d’entendre. Vous ne ressemblez en rien aux voyageurs habituels passant par nos contrées.
- Fêrka. Tel est mon nom, annonça-t-il d’un ton toujours laconique mais pénétrant. Je suis votre guide.
L'idée de Fêrka de nommer Barn Maître d'Esgaroth - aussi péremptoire l'annonce fut-elle - fit l'unanimité parmi les villageois. Il leur manquait un leader et, peu importe que l'élément déclencheur soit venu d'un étranger, le descendant de Barde était leur chef naturel : celui que chacun suivrait sans discuter. Il ne restait plus à Barde qu'à choisir une direction. Il en détermina deux, sous les conseils de Fêrka.
Tout d'abord, chaque villageois continua l'activité qu'il exerçait auparavant, mais les espaces furent arrangés. Les champs furent redécoupés de façon rectangulaire puis partagés, les huttes déplacées, les chemins sinueux alignés. Le but était de gagner un maximum de place : les activités d'Esgaroth allaient désormais se développer mais ils ne pouvaient se permettre d'étendre leur territoire sans provoquer le courroux des villages voisins.
Il fut tout de même admis qu'un affrontement avec les chefs des villages alentours était inévitable et pour s'y préparer, chaque habitant reçu un entraînement particulier. Ceux-ci furent à la charge de Fêrka et chacun put voir à cette occasion qu'il maniait aussi bien la lance que la fronde. Il restait très mystérieux pour les villageois et même après quelques mois ils n'avaient appris ni d'où il venait, ni ce qui le poussait à les aider de la sorte. Il vivait dans une simple hutte dans un recoin du village et ne demandait rien en échange de ses conseils. Il acceptait simplement la nourriture qu'on lui proposait, comme à chacun en Esgaroth. Sa seule particularité était un oiseau qui se posait deux ou trois fois par jour sur son épaule. L'oiseau chantait alors, un son magnifique, une mélodie toujours différente qu'il était impossible de ne pas apprécier.
Les mois passèrent et comme Barn et Fêrka l'avaient prévu, malgré toutes les précautions qu'ils prirent pour dissimuler leur développement, une attaque de villages voisins eut lieu. Aucun villageois ne sut jamais comment les deux dirigeants Gaslim et Korlash eurent connaissance de ce qui se passait en Esgaroth, pas plus qu'un villageois put ne serait-ce qu'imaginer ce qui s'était réellement passé le soir de l'attaque. C'est pourtant ce que je m'apprête à vous raconter.
Un jour d'hiver, alors que la nuit commençait à tomber, les armées de deux cités voisines fondirent sur la ville de Barn. Chacun était préparé à cette éventualité et le combat fut rude, les soldats ennemis semblant peu surpris de voir des paysans aussi aguerris au combat. Barn élimina bon nombre de ses adversaires mais, se faisant isoler de ses soldats, finit par s'effondrer au sol, non sans avoir achevé l'auteur de sa blessure. Sans s'en rendre compte, il s'était éloigné du champs de bataille et se retrouvait seul dans une forêt, allongé sur le dos, incapable de se relever. Il pensait devoir rester ainsi un long moment quand, quelques instants plus tard, Fêrka fit son apparition. Le Maître d'Esgaroth fut soulagé de voir son compagnon arriver au moment où il en avait le plus besoin.
Fêrka fixait Barn dans les yeux tout en s'approchant lentement. Il s'agenouilla auprès du blessé puis saisit une lance ennemie, tombée à proximité.
- Un Maître tant respecté et si compétent, quel dommage qu'il doive mourir.
- Non, ma blessure n'est pas si grave... Commença Barn, puis il crut comprendre ce que voulait dire le mystérieux étranger.
Fêrka sourit. Le même sourire qu'il avait eu en apprenant le nom de Barn et celui de son illustre ancêtre : Barde, le tueur de dragon. Un sourire qui commençait à prendre sens.
« Sais-tu ce qu'est une proie ? Demanda Fêrka. Bien entendu tu crois le savoir, mais tu n'en as pas la moindre idée. Imagine un lion blessé, pas mortellement : une blessure qui guérira mais qui l'empêche momentanément de se déplacer ou de mordre. Imagine un troupeau de gazelles passant près de lui. Les gazelles pourraient l'achever, elles sauveraient certaines d'entre elles en le faisant et pourtant elles n'en feront rien. Elles le laisseront vivre. Pourquoi ?
Un homme dirait que c'est parce qu'une gazelle ne réfléchit pas, qu'elle ne pense pas aux conséquences de ses actes, mais si vous saviez. Ah ! Si vous saviez ! Les gazelles sont bien plus intelligentes que vous : les gazelles ne tueraient jamais leur prédateur. Car elles sont des proies, et, elles, savent ce qu'est une proie.
L'Homme est une proie qui s'ignore. Quand un homme voit son prédateur, il cherche à le tuer par tous les moyens, sans réfléchir aux conséquences de cet acte. Vous avez, un à un, décimé chaque Dragon, votre prédateur, sans savoir ce que cela allait engendrer. La fin des Dragons est en train de causer la fin des elfes, des nains, des magiciens et de bien d'autres espèces mais cela, votre cerveau est trop primitif pour le prévoir. »
Barn ne comprenait pas ce qui se passait et ne voyait pas où son ancien compagnon voulait en venir. Il se contenta de répondre : « Tu parles comme si tu avais oublié que tu es un homme ».
« Ah ! Tu n'as toujours pas compris, cerveau primitif. Le corps d'un Dragon meurt, mais son âme est immortelle. Quand un Dragon est tué, son âme s'infiltre dans le corps de l'assassin pour attendre son heure, patiemment. Je vois que tu commences à comprendre : l'âme de Smaug a vécu en Barde, son bourreau, puis a suivi sa descendance jusqu'à faire surface. Je suis moi-même un descendant de Barde. Mon corps est celui d'un homme, mais mon âme est bien plus magnifique. Il est temps, mon frère, de rendre aux Dragons ce qui leur appartient. »
En prononçant ces mots, Fêrka planta la lance dans le cœur de Barn.
Au moment où Fêrka planta la lance dans le cœur de Barn, il se passa une chose qu'il n'avait pas prévu et qu'il n'aurait même jamais pu imaginer. Il avait pourtant tout organisé pour que ses plans se réalisent et la mort de Barn était la clef de voûte de son projet. Il faisait ainsi d'une pierre deux coups : il vengeait la mort de Smaug - sa propre mort sous son ancienne forme – et prendrait la tête d'Esgaroth en faisant croire que cela ne l'intéressait aucunement. Les hommes étaient si prévisibles. Ils seraient tout d'abord abattus de voir leur Maître tué par une lance ennemie mais ils ne tarderaient pas à nommer à sa place son lieutenant, celui qui avait toute la confiance de Barn. Tout ceci Fêrka l'avait planifié quelques années auparavant.
Étant jeune, il avait tout d'abord cru être totalement fou quand, au fur et à mesure qu'il grandissait, des souvenirs s'étalant sur plusieurs millénaires avaient refait surface. Des souvenirs qu'un homme ne pouvait avoir. Cependant, ces souvenirs étant ceux d'un seul et même Dragon et se terminant par la mort de celui-ci, il avait cru comprendre ce qui se passait et ce qu'il était vraiment. Jamais il n'eût l'impression d'être le Dragon Smaug : pour lui il était né le jour de la naissance de son corps d'homme, mais il se sentait à l'étroit dans ce corps, limité, et au fond de lui Dragon. Il avait supposé que l'ambiguïté de son identité et de ses souvenirs était probablement due à son changement de forme.
Vers l'âge de sept ans, quand tous ses souvenirs millénaires lui furent revenus, il s'était mis en quête d'autres Dragons, visitant tous les antres qu'il avait connus dans son ancienne vie. Les Dragons ont toujours été des êtres solitaires, se croisant en général une ou deux fois par siècle, mais Fêrka n'avait jamais entendu parler d'un Dragon changeant de forme et avait voulu savoir si d'autres Dragons en savaient plus. Ce qu'il avait découvert pendant vingt ans au cours de ses voyages fut des plus morbides et son moral s'était progressivement assombri en même temps que sa haine des hommes avait cru.
Tous les antres étaient soit vide, soit les vestiges de très anciennes batailles. Nulle part il ne trouva de Dragons encore en vie et les trésors de chacun de ses frères avaient été presque totalement pillés. Il avait entrepris de rassembler le peu de trésor qui restait de tous les Dragons et trouva l'endroit idéal pour cela. Il établit son Sanctuaire dans l'ancien antre de Gîsca, le Dragon Apaisant. Gîsca avait été l'un des seuls Dragon – en tout cas le seul que Fêrka avait connu – à refuser tout conflit et toute violence à l'égard des autres espèces. Pourtant son cadavre était là, au milieu de quelques misérables pièces d'or restantes, entouré de mille flèches et de mille lances. Il était impossible que Gîsca ait pu faire le moindre geste contre les hommes et pourtant ils l'avaient assassiné, comme tous les autres. Rester en ce lieu attisait sa répugnance envers les hommes et, en s'allongeant contre le squelette de Gîsca, au milieu de l'or qu'il avait réussi à réunir, il oubliait son corps et se sentait totalement Dragon.
Pendant plusieurs mois il continua de réunir tout l'or au Sanctuaire. Un jour, il eût l'impression d'être suivi alors qu'il entrait dans l'immense grotte où vivait autrefois Ryûjka, le Dragon Économe. Pourtant cette grotte était la plus difficile à trouver et il faisait toujours bien attention à ne pas être suivi, car avec les siècles les hommes avaient oublié l'emplacement exact des différentes demeures de Dragons. Il fit demi-tour sur quelques mètres mais ne vît rien, à part quelques oiseaux s'envolant sur son passage, et retourna donc à ses affaires dans la grotte. Cette désagréable impression de ne pas être seul était pourtant toujours présente et pendant qu'il remplissait d'or son sac, une voix étrange lui parla :
- Que fais-tu ici ?
Fêrka se tourna en direction de la voix mais il ne pouvait rien voir. La grotte était extrêmement sombre et il se repérait surtout d''après sa mémoire. En tant que Dragon, l'incandescence de son corps avait toujours suffit à éclairer toutes les pièces et il lui arrivait donc très souvent d'oublier de prendre une torche avec ce corps d'homme. Il sentit un courant d'air et la voix reprit, d'un autre recoin de la grotte :
- Qui es-tu ?
- Je n'ai pas à te répondre, dit Fêrka. Je suis ici chez mon frère. Qui donc ose me poser ces questions ? Qui donc ose souiller de sa présence la dernière demeure de l’Économe ?
- Tu n'es pas un Dragon... Protesta la voix.
Cette voix avait quelque chose d'inhabituel mais Fêrka n'arrivait pas à saisir ce qui l'intriguait précisément. Il se rapprocha lentement du coin de la grotte d'où elle provenait, convaincu que l'intrus ne pouvait plus lui échapper.
- Je n'ai pas besoin de ressembler à un Dragon pour en être un. Le nom de Smaug suffira à te faire trembler. Montre-toi, tu es de toute façon piégé.
Un nouveau courant d'air se fit sentir et la voix provint alors de l'entrée de la grotte.
- Smaug n'est pas un nom de Dragon : c'est le nom que les hommes lui ont donné. Tu es donc bien un homme et c'est à toi de trembler devant le vrai nom de Smaug : « … » .
Fêrka n'arriva pas à saisir le nom prononcé, et il s'aperçut alors que le langage utilisé par son interlocuteur depuis le début n'était pas celui des hommes. Le nom était constitué de sons qu'il n'avait jamais entendu et qu'il ne pouvait répéter. Des sons qui bourdonnaient et tourbillonnaient autour de lui. Des sons chauds et enflammés, pleins d'espoir et de fierté. Ce nom imprononçable le fit frissonner jusqu'au plus profond de son être, comme si son âme vibrait à l'unisson de ce nom qu'elle avait oublié. Il tenta de le prononcer avec ses cordes vocales limitées, le transformant énormément tout en essayant de s'en rapprocher au maximum. C'est ainsi qu'il prononça pour la première fois son nouveau nom, celui que vous connaissez, face à la grive qui allait aussitôt devenir son compagnon, trop heureuse de revoir un Dragon. Il murmura « Fêrka » et les fragments de son âme qui vibraient quelques instants auparavant se soudèrent et se figèrent aussitôt. Il n'avait plus aucun doute sur ce qu'il était et ses plans pour l'avenir furent décidés en une seconde. Il allait retourner à Esgaroth, diriger les hommes et se venger de tous les descendants de Barde.
C'est ainsi que fort de son nouveau nom et d'une âme de Dragon achevée, il accomplit - à l'issue des évènements que vous connaissez - la partie la plus importante de sa vengeance en tuant Barn. Ce qu'il n'avait pu prévoir, c'est qu'au moment précis où le Maître d'Esgaroth rendit son dernier souffle, des milliers de fragments de l'âme de Fêrka se dissocièrent et volèrent en éclat...
Les yeux de Barn se perdirent dans le vide. La tension de son corps se relâcha d'un coup et sa tête retomba, inerte. Fêrka serrait la lance de toutes ses forces et restait figé ainsi, à regarder la mort de son assassin. Il y avait quelque chose d'impossible, de contre-nature dans la scène qui venait de se produire. Son esprit se brouillait. Il perdait la notion de ce qu'il était. Un homme ? Un Dragon ? Quel Dragon ? Il pouvait être Smaug, Fêrka mais aussi Gîsca, Ryûjka, Zêrika... Le décor autour de lui s'estompait. Les arbres se réduisaient en cendres sans la présence d'aucune flamme et sans la moindre étincelle ou chaleur. Les couleurs pâlissaient, le sol blanchissait. Tout semblait disparaître lentement et Fêrka n'arrivait plus à bouger.
Tout disparaissait excepté des ombres qui se faisaient de plus en plus visibles. Ne pouvant bouger, le Dragon au corps d'homme ne pouvait que les apercevoir du coin de l'œil mais il les reconnaissait ! Ces ombres se déplaçaient à une vitesse vertigineuse avec grâce et maîtrise au milieu du vide immaculément blanc entourant désormais Fêrka. Leurs propriétaires ne pouvaient être que ses frères, disparus depuis si longtemps. Un bonheur incroyable l'envahit. Il n'était plus seul. Tous les Dragons étaient toujours présents, l'avaient retrouvé et tourbillonnaient autour de lui.
Il savait pourtant que tout ceci n'était pas réel. Il devait probablement rêver. Peut-être s'était-il évanoui après la mort de Barn, même s'il ne voyait aucune raison pour cela. Finalement il s'en moquait : il n'avait qu'à savourer cet instant si intense, même sans pouvoir voir directement ses congénères.
Et puis ils lui parlèrent :
- Réveille le Dragon Harmonieux...
- Appelle-nous...
- Nos âmes sont éparpillées...
- Chaque homme porte en lui des fragments d'âmes de centaines de Dragons différents...
- Appelle-nous...
- En tuant Barn, tu as libéré les fragments d'âmes des autres Dragons qui dormaient en toi...
- Retrouve le Dragon Harmonieux...
- Seule l'âme de Smaug vit en toi désormais...
- Prononce nos noms. Nos âmes ne sont plus certaines d'exister. Elles errent, fragilisées...
- Le Dragon Harmonieux attend...
- Appelle-nous pour nous faire renaître...
Ces murmures continuèrent pendant un temps indéfini. Les ombres frôlaient Fêrka, lui mettant du baume au cœur, lui redonnant plus d'espoir qu'il n'aurait pu espérer en tuant Barn. Il restait figé ainsi, dans un paysage fantomatique et fantasmagorique, la lance soudée à sa patte et au cœur de Barn. Jusqu'à son réveil.
Quand le rêve prit fin, Fêrka se retrouva allongé dans un lit. Il aurait pu reconnaître la hutte d'Esgaroth servant d'infirmerie pour les soldats blessés s'il n'avait pas été perdu dans ses pensées. L'infirmière dut lui demander de rester couché car elle s'affolait autour de lui en faisant de grands gestes mais il ne l'écoutait pas. Était-ce possible ? Faire renaître les Dragons... Jamais il n'avait cru que cela serait possible. Il essaya de se rappeler les dernières paroles des fragments d'âmes de ses frères avant qu'ils le quittent. Il n'avait jamais entendu parler d'un Dragon Harmonieux, cela ne pouvait donc pas être un simple rêve. De plus tout ceci était cohérent : son âme avait été la première à se réveiller car elle n'avait quasiment pas été divisée. En effet un homme seul avait réussi à tuer Smaug donc toute son âme s'était réfugiée en Barde, puis dans sa descendance. Les autres Dragons ayant été tués par des centaines, voire des milliers d'hommes, leurs âmes s'étaient alors séparées en autant de parties.
Les appeler ? Prononcer leurs noms ? Cela pouvait-il être aussi simple ? Il chercha dans sa mémoire le nom d'un Dragon, le transforma pour qu'il devienne prononçable par sa voix d'homme, se redressa et murmura, les yeux clos : « Ryûjka... »
Il venait de lancer l'Appel du premier Dragon.
Au moment où le nom de « Ryûjka » fut prononcé, un homme perdit connaissance à quelques kilomètres de là. L'homme était alors en train de marchander des tonneaux de vin qu'il avait lui-même achetés à bon prix. La négociation était longue et âpre et l'acheteur potentiel fut donc ravi du malaise du vendeur et saisit l'occasion pour fuir avec plusieurs tonneaux. Cette scène s'était passée sur la place du marché de Karanta et personne ne se rendit compte de rien (ou chacun fit semblant de ne rien voir, trop occupé à vaquer à ses affaires tant importantes). Le vendeur en question était surnommé « Greco » dans les affaires car il était vu comme plutôt fainéant par les autres marchands. En réalité lui considérait qu'il optimisait ses efforts : pourquoi travailler des heures supplémentaires pour gagner quelques pièces d'or dont il n'aurait pas l'utilité immédiate ?
Il se réveilla une dizaine de minutes plus tard avec un migraine infernale. Quelque chose avait changé en lui, en tout cas il en avait l'impression, et il étendit lentement ses bras, en les observant comme s'il les découvrait. Il regarda autour de lui, vit la foule s'affairant et eut envie de partir immédiatement d'un bond pour fuir ce brouhaha... Pourquoi d'un bond ? Pensa-t-il en levant les yeux. Il fut ébloui par le soleil qui lui semblait plus que jamais éloigné et crut se souvenir l'avoir déjà vu de plus près. De beaucoup plus près !
« Qu'est-ce que tu nous fais ? Se demanda-t-il à lui-même. Ce n'est pas du tout ton genre de rêver et encore moins de penser à des choses absurdes... »
Il secoua la tête et se remit au travail en commençant à faire l'inventaire de la journée. Le commerce n'avait pas été mauvais, si on exceptait la perte des tonneaux, et il avait déjà amassé un petit pactole qu'il se mit à compter. C'était quelque chose qu'il avait toujours apprécié faire mais aujourd'hui cela lui paraissait encore plus agréable. Comme s'il ne l'avait pas fait depuis très longtemps. Depuis des siècles... « Tu racontes encore n'importe quoi ! Se dit-il. »
Il prenait les pièces d'or une par une et les faisait glisser de la paume de sa main dans sa bourse. Il se mit à en gratter quelques unes avec l'ongle de son index. Il aurait eu envie d'avoir un ongle plus fin, plus long pour qu'il puisse crisser sur le métal doré. Il commençait à s'imaginer allongé au milieu d'un tas de pièces d'or. Il se voyait dans une vaste grotte, pourquoi pas ? Il pourrait compter et recompter ses biens à l'abri des regards indiscrets. La grotte serait sombre mais son corps brûlant l'éclairerait d'une lumière tamisée pourpre. Il y aurait assez de place pour étendre ses ailes au réveil, pour hurler de sa voix magnifique et résonnante sans être entendu par qui que ce soit. Un jour il serait réveillé par des bruits de pas d'intrus dans sa grotte, il s'approcherait alors du tunnel menant à la sortie mais des centaines d'hommes armés d'arcs et de lances surgiraient soudain et l'attaqueraient, sans crier gare...
Soudain Greco se réveilla en sursaut. Quel était ce rêve étrange ? Il avait eu l'impression d'y être réellement, d'être ce Dragon pris par surprise. Il reprit lentement ses esprits pour s'apercevoir qu'il faisait maintenant nuit, qu'il transpirait à grosses gouttes malgré la fraîcheur du crépuscule et qu'une nouvelle fois, les autres marchands l'avaient ignoré après son deuxième malaise de la journée. Il se disait qu'il avait grand besoin de repos quand il eut la désagréable impression d'être épié par... un oiseau ! Celui-ci était immobile depuis le réveil de Greco, perché sur le sac de pièces d'or entrouvert, c'est-à-dire à quelques centimètres à peine de son visage. C'était un oiseau pour le moins original ! D'ailleurs sa spécificité ne s'arrêta pas là car il donna trois coups de bec sur les pièces d'or, en prit une dans ses griffes puis s'envola au loin.
Greco était fou de rage ! Il referma sa bourse et s'élança à la poursuite de la grive à travers les rues terreuses de Karanta. Le marchand se surprit lui-même à pouvoir la suivre si facilement. Elle volait très haut mais il la distinguait parfaitement. Elle volait aussi vite qu'une grive puisse voler mais il sentait qu'il pouvait courir bien plus rapidement s'il le voulait... lui qui n'arrivait même pas à se souvenir la dernière fois qu'il avait couru ! Il sautait par dessus les étalages, les caisses et tous les débris que l'on pouvait trouver dans les rues nauséabondes de Karanta avec une agilité et une rapidité qu'il ne se connaissait pas. L'oiseau volait à une altitude beaucoup plus basse après quelques minutes, comme pour narguer son poursuivant. Lui continuait sa course, les yeux fixés sur la grive tout en évitant les obstacles sur son passage, comme si un sixième sens l'en prévenait. Après avoir tourné pendant un moment dans les rues de la ville, Greco sentit qu'il se rapprochait des palissades délimitant sa cité d'accueil et dut faire un détour pour rejoindre la Porte Nord où deux gardes étaient postés. Il n'avait d'autre choix que de s'arrêter devant eux.
- Où cours-tu ainsi comme un dératé ? Fit l'un d'eux en levant sa lance.
L'oiseau voleur s'enfuyait et allait d'ici peu être hors de vue. Il fallait agir sans attendre. Le premier garde avait une lance dans la main droite, pointée sur le torse de Greco mais tenue avec négligence. Le soldat avait chaud et avait défait sa tunique au niveau du col.
- Es-tu sourd ? Beugla l'autre. Sais-tu ce que nous faisons des fauteurs de trouble ?
Très bien : le deuxième garde qui était trop loin commençait à se rapprocher avec sa lance tenue à la verticale. Il ne manquait plus qu'un ou deux pas... « Voilà... parfait, avance encore un peu... » pensa une voix de braise en Greco.
Quand le guerrier fut assez proche, au moment précis où il entamait un nouveau pas et où le premier garde détourna les yeux vers son collègue, le marchand s'empara de la lance pointée sur lui d'un geste souple, la planta dans la gorge de son propriétaire puis la fit tournoyer à deux mains pour trancher le cou du deuxième garde. En quelques secondes ils étaient morts.
Greco laissa tomber l'arme funeste, paniqué par ce qu'il venait de faire. Il n'avait jamais été violent et n'avait encore moins déjà tué. C'était tout juste s'il avait déjà tenu une lance dans ses mains ! Pourtant à cet instant il se trouvait couvert de sang avec deux cadavres à ses pieds... pour une pièce d'or ! Il s'empressa de rejoindre sa tente de marchand ambulant en prenant soin de se faufiler dans les ombres pour n'être repéré par personne (encore un talent qu'il se découvrait). Arrivé à l'abri, il se nettoya, vida discrètement l'eau à l'extérieur puis enterra ses vêtements dans un coin sombre. Ceci dura une bonne partie de la nuit, après quoi il s'allongea et s'endormit épuisé, espérant infiniment que tout ce qu'il avait vécu ce jour ne serait plus qu'un mauvais rêve au matin...