Je jette un rapide coup d’œil à l’horloge murale. 9h24. Elle va bientôt arriver.
Je me poste une nouvelle fois devant la fenêtre, mon café brûlant à la main, le regard avide et les yeux écarquillés. Mon cœur bat à tout rompre. Je me répète inlassablement « Elle va arriver, Elle va arriver, Elle va arriver... ». J’aimerais arrêter ce rituel, j’aimerais être complètement imperturbable devant Elle, ses robes, son vélo, ses fossettes, ses longs cheveux ... Je ressemble à un enfant la veille de Noël, à une hystérique le jour des soldes, à un junkie qui fait chauffer sa cuillère. Ridicule. Mais c’est plus fort que moi. Tel un prépubère fantasmant sur une starlette siliconée de téléréalité, je suis sensible à l’envie d’une femme inaccessible, d’un corps insaisissable ... 9h25. Je regarde défiler les secondes. J’ai peur de la manquer. Je reprends mon poste devant la fenêtre. 9h26. Je bois une gorgée de café. Je me brûle. Rien à foutre. 9h27. Les secondes s’étirent, languissantes, douloureuses, excitantes.
9h28. Elle arrive. Mon crâne explose. Feu d’artifice. Gaité. Voyeurisme. Comme dans un songe, je la regarde passer, inlassablement, ivre d’admiration, dingue de désir, incapable de bouger ni de détacher mon regard de cette vision enchanteresse. Encore sur son vélo. Encore les cheveux au vent. Encore en robe. Toujours magnifique. Depuis le premier jour, je me demande où elle va, tous les matins, à califourchon sur son vélo. Est-elle directrice d’un établissement scolaire ? Rédactrice en chef d’un magazine de mode ? Bénévole dans une association ? Fleuriste ? Pompier ? Vétérinaire ? Astronaute ? Actrice pornographique ? Je me laisse aller à mes fantasmes. J’imagine sa peau claire, ses mains douces caressant mes épaules, ses cheveux fins se nicher dans le creux de mon épaule. J’imagine son ventre reluisant de sueur, ses yeux plongés dans les miens, ses cuisses frémissantes, sa poitrine ferme et ses jambes galbées s’enroulant autour de mes hanches. J’imagine. J’imagine tant et si bien que je la regarde passer sans la voir. J’ai gâché le plus beau moment de ma journée. Son passage éclair sur le pont provoque toujours en moi un profond sentiment d’allégresse suivie d’un profond désespoir.
A la radio, ils passent « Are you gonna be my girl ? » de Jet. Je scrute mon reflet dans la vitre et passe la main dans mes cheveux indisciplinés.
J’entends un imperceptible frôlement. Je tourne la tête vers la porte d’entrée. L’enveloppe blanche est là, impassible, détestable et pourtant, c’est grâce à elle que je gagne ma vie. Je me dirige expressément vers elle et la ramasse rapidement. Je ne me pose pas la question habituelle car aujourd’hui, je sais qui je dois éliminer.
J’ouvre l’enveloppe d’un coup sec. Sans surprise, le nom en fines lettres dorées s’étale devant mes yeux. C’est donc comme cela qu’elle s’appelle ...
Demain, Elle ne passera pas devant ma fenêtre. Demain, son corps enchanteur sera froid et savamment découpé par le soin de mes lames aiguisées. Ce n’est plus à vélo mais dans le coffre de ma voiture qu’elle traversera le pont puis disparaîtra dans un endroit dont j’ai le secret. Demain, Elle ne sera plus.
Une imperceptible larme glisse sur ma joue, mon rouge à lèvre a coulé et les restes de mascaras appliqués généreusement collent mes cils. Je n’ai pas eu le courage de me démaquiller hier soir, ni de prendre ma pilule. Je m’essuie la joue d’un revers de main, agacée par cette marque de faiblesse. Le fait d’être une femme ne m’a jamais posé de problème dans mon métier, bien au contraire. Être tueuse à gage s’avère être bien plus simple que ce que je m’étais imaginée. Il fait beau. On entend « Killer Queen » de Queen à la radio.
Demain, j’irai sur le pont.